La circulaire du ministère de l’intérieur
Alors qu’en Angleterre le “Criminal Justice Bill” a été très officiellement inscrit dans le marbre législatif, en France les pouvoirs publics préfèrent employer des moyens détournés pour tenter de freiner un mouvement culturel qui reste incompris. La répression anti-techno a commencé il y a deux ans avec la spectaculaire interdiction de la fête Oz en juillet 1993. Mais la circulaire ministérielle “Les soirées rave, des situations à haut risque” va aggraver la situation. Distribuée auprès des préfets, des services de police et de gendarmerie, elle présente le mouvement techno de manière caricaturale et indique les marches à suivre pour en empêcher les événements. Sa lecture par un observateur avisé prête à sourire tant les approximations et les désinformations sont légion. C’est en réalité plutôt inquiétant quand on imagine que sa rédaction est sans doute le fait des services de renseignements. Surtout, la circulaire s’appesantit lourdement sur l’amalgame techno = drogue. Les DJs et artistes se produisant en rave sont présentés comme des dealers en puissance à surveiller tout particulièrement. L’effet de cette circulaire est dévastateur pour les organisateurs souhaitant jouer le jeu de la légalité. Les annulations d’événements se multiplient. Indirectement, cette circulaire participe à la popularisation croissante des free parties clandestines qui se déroulent en dehors de tout cadre juridique. À Paris, les responsables de Radio Nova, Radio FG et Libération sont mêmes convoqués au quai des Orfèvres. On les accuse de “complicité de trafic de stupéfiants”, car ils annoncent les soirées électroniques sur leurs supports respectifs. Il faudra attendre 1998 et l’envoi d’une nouvelle circulaire bien plus ouverte à la techno pour voir la situation enfin s’apaiser.
Si la répression a atteint son paroxysme, la techno parvient paradoxalement à investir pour la première fois le Zénith de Paris, sans incident. Organisé par les “Allumés de Nantes”, l’événement “Sir.Cus Cybernaut System” est présenté non comme une rave, mais comme une célébration de la cyberculture et du multimédia. On retrouve derrière les platines Carl Cox, Derrick May, Laurent Garnier ou encore Manu le Malin.
Un jeune duo français quasi inconnu, Daft Punk, sort son deuxième maxi sur le label écossais Soma. En face B, “Rollin & Scratchin’” est un hymne de techno déglinguée et agressive à l’énergie rock’n’roll calibré pour les raves. En face A, “Da Funk” ralentit le rythme et réinvente la disco avec un pied énorme, une mélodie obsédante et une bassline acid qui emporte le tout. Un classique instantané et le début d’une grande aventure.
St Germain sort son album Boulevard sur F Communications, le label de Laurent Garnier et Eric Morand. De son vrai nom Ludovic Navarre, il a été l’un des premiers à produire de la house et de la techno en France. On le retrouve ainsi dès 1991 sur le label belge Atom avec le morceau “Subhouse” qui cartonne dans les clubs outre-Quiévrain. Puis il signe sur Fnac Music – ancêtre de F Com – où il multiplie les projets et les collaborations avec Shazz, DJ Deep ou Laurent Garnier himself – il participe notamment à la production du classique “Acid Eiffel”. Sous le pseudonyme Deepside, il délivre une musique mélancolique influencée par Detroit qui est même reconnue par ses pairs américains. Mais Ludovic Navarre se lasse rapidement du formatage de la scène techno et des productions fonctionnelles destinées aux dancefloors. Son projet St Germain, entamé en 1993, le voit bifurquer vers une musique plus downtempo, nourrie de jazz et de blues. Trois années plus tard, il s’entoure de musiciens qu’il laisse libres d’improviser sur sa base électronique. Il en résulte Boulevard, qui triomphe auprès du public avec près de 200 000 exemplaires vendus. Une house classe et jazzy qui fait de lui le véritable précurseur du son French Touch avant que ce dernier ne parte dans une surenchère de samples filtrés.
Fort de ce succès, St Germain prend désormais le temps de peaufiner ses productions. On le retrouve en 2000 avec son deuxième opus Tourist, qui rend hommage au blues et paraît sur le mythique label jazz américain Blue Note. Le très grand public le découvre à cette occasion. Les chiffres de vente sont vertigineux : 4 millions d’exemplaires s’écoulent dans le monde. Ne souhaitant pas reproduire la même formule et épuisé par une longue tournée, Ludovic Navarre semble perdre l’inspiration. Il disparaît des radars durant près de quinze ans. Avant de revenir presque par surprise en 2015 avec un album homonyme, cette fois-ci inspiré par la musique de l’Afrique de l’Ouest.
Parmi la multitude de labels qui se créent au milieu des années 90, certains revendiquent fièrement leur origine hexagonale. Une preuve, s’il en était besoin, que ce n’est plus une tare aux yeux du monde d’être un artiste français et de vouloir exporter sa musique. Monté par Fred Giteau et Olivier le Castor, POF – pour Product Of France – est distribué par Labels/Virgin et s’oriente vers des sonorités techno et trance.
La programmation du Rex Club à Paris devient exclusivement électronique en cette rentrée 95. L’endroit, qui fut historiquement un dancing mondain sous le nom Le Rêve puis une salle de concerts, a accueilli les premiers rendez-vous acid-house en France dès 1988 avec la bienveillance de son directeur Christian Paulet. Mais les premières soirées à véritablement initier la bascule vers le “tout électronique” ont été les “Wake Up” organisées par Laurent Garnier et Eric Morand dès 1992, qui accueillent les légendes de Detroit et Chicago. D’autres rendez-vous hebdomadaires ont contribué à asseoir la réputation du Rex Club à l’orée des 90’s comme les “Unity” de David Guetta, les “Temple” de Pierre Hermann ou encore les “Space” de Cypriano Munoz. Les années passant, le public du club s’est profondément renouvelé et il est temps pour le Rex Club d’accomplir une nouvelle mue. La scénographie est revue de fond en comble, la décoration se veut plus minimaliste avec les murs peints en orange et en bleu. Un nouveau sound-system est installé et, symboliquement, la cabine du DJ est déplacée sur l’ancienne scène, offrant une proximité encore plus grande avec le public. Le club s’ouvre à toutes les tendances électroniques sans exclusive et chaque soir, un organisateur différent est invité à proposer sa soirée. Parmi celles qui vont compter citons les “Legends” de DJ Deep, les “Rollin” de Gilb’r et les plus récentes “Automatik” de Fabrice Gadeau, “Bass Culture” de Djul’z et “Massive” d’Elisa do Brasil. Depuis, tous les artistes fondamentaux de la musique électronique ont joué au moins une fois au Rex. D’autres clubs en province comme l’An-Fer de Dijon, l’Hypnotik à Lyon ou le 4Sans à Bordeaux ont aussi tenté de suivre la même voie. S’il connaît aujourd’hui une concurrence plus exacerbée que jamais sur la scène parisienne, le Rex Club demeure le plus ancien club spécialisé encore en activité dans le monde.
La trance psychédélique, que l’on appelle encore trance-goa de par ses origines dans les fêtes hippies indiennes, devient le son électronique le plus populaire de 95. Il est en réalité produit principalement par des Anglais et des Israéliens, mais les Français ne sont pas en reste. Le trio bordelais Total Eclipse – sans doute le plus doué dans le genre – sort son premier album Delta Aquarids à la fin de l’année 1995.